L'Azerbaïdjan pendant la révolution constitutionnelle Qajar
L'Azerbaidjan
et les provinces du Nord-Ouest furent longtemps acquis au Kadjar par le même
sentiment que les provinces Caspiennes : haine du Russe chez les sédentaires et
chez une partie des nomades. Mais ce sentiment était doublé d'une parenté
touranienne entre le Turc-Kadjar et les Turcs-Azéris qui font ici la majorité
des sédentaires.
Ces
provinces du Nord-Ouest ont une sorte d'unité. L'Azerbaidjan1 est la
haute plaine close de Tauris (1 300 mètres au-dessus de la mer), dont les trois
quarts (4 à 6000 kilomètres carrés) sont occupés par les eaux salées ou les
boues salines du lac d'Ouirmiah. Cette plaine a toujours eu dans sa clientèle
politique et commerciale les longues vallées qui y débouchent (50 000
kilomètres carrés, dit M. de Morgan) et les revers de sa ceinture montagneuse :
tous les pasteurs du Nord-Ouest viennent s'approvisionner dans ses bazars,
cultiver ou piller ses jardins, ses vignobles et ses champs.
Vers
le nord, cette clientèle s'étendait autrefois jusqu'au Caucase, sur les
provinces sujettes du Chirvan et du Daghestan et sur les principautés vassales
de Géorgie et de Mingrélie.
Il
semble que dès l'antiquité la plus reculée, les invasions touraniennes aient
convoité et, chaque fois qu'elles le pouvaient, usurpé les bords du grand lac.
Du fond de leur Scythie, de leur Mongolie ou de leur Turkestan, ces Jaunes des
sables étaient attirés vers cette Égypte lacustre, comme les Bédouins de
l'Arabie ou de la Libye vers les terres noires du Nil : à la fertilité, à
l'inépuisable abondance de l'autre Égypte, cet Azerbaidjan joint la fraîcheur
et la salubrité d'un climat montagnard, dont les rudes hivers n'étaient point
pour effrayer les nomades de l'Asie glaciaire. Durant toute l'histoire, ces
invasions touraniennes ont suivi le même chemin : montant de leurs sables
transcaspiens sur le plateau khorassanais, elles contournaient le désert
iranien par la rive du nord, enfilaient la trouée de Zendjan et inondaient
enfin la haute plaine de Tauris. Elles ont coupé en deux la masse indigène,
dont les fuyards sont réfugiés dans les montagnes du pourtour, Kurdes au sud,
Galiches, Taliches et congénères au nord.
Bien
qu'ayant absorbé une forte quantité de sang jaune, ces indigènes ont gardé dans
leur langue et leur type des caractères franchement iraniens. Les envahisseurs,
Turcs et Mongols, s'installèrent dans la bonne vie agricole de la plaine. Les
vaincus furent longtemps réduits à la vie pastorale des monts, aux éternelles
transhumances; ils oscillent aujourd'hui de la vie sédentaire à la vie nomade,
du brigandage au service du Roi.
Quant
à la plaine lacustre, six siècles d'invasions touraniennes ne l'ont pas
superficiellement turquifiée ou mongolisée : des régions entières sont de pure
descendance et de seule langue touraniennes. Le Turc, puis le Mongol s'étaient
installés à demeure dans les villages et les villes du lac; leurs rois ou leurs
ilkhanis avaient bâti leurs résidences de Tauris, de Khoï et de Meragha;
malgré les invasions et les tremblements de terre, les ruines de l'admirable Mosquée
Bleue à Tauris nous disent encore la splendeur de ces dynasties
touraniennes.
Le
turc est la langue des campagnes et des villes. Cet Azerbaidjan est un Pays de
Turcs et ce « Turkestan » « azeri » reste comme l'une des piles du pont
turco-tartare que les invasions touraniennes, de l'an mil à l'an quinze cent
environ, avaient jeté pardessus l'Iran et l'Anatolie, depuis la Grande Muraille
de Chine jusqu'au Balkan. Le pont est aujourd'hui coupé de quatre ou cinq
grandes brèches et se ruine de jour en jour. Il n'est d'intactes que les deux
culées extrêmes et les piles avoisinantes : dans la péninsule balkanique et sur
le plateau anatolien, la culée et la première pile osmanlies, entre lesquelles
le courant hellénique n'a jamais cessé; dans les steppes transcaspiennes et les
sables kachgariens, la culée de Turcomans, d'Uzbegs et de Kirghiz, et les blocs
des Khanats entre lesquels la colonisation iranienne a toujours maintenu ses
infiltrations de Tadjiks, Tates et Sartes, etc., — tous termes équivalents pour
désigner l'Iranien adonné à l'agriculture et au commerce. Au centre, deux ou
trois piles se dressent encore sur l'Iran, battues de flots iraniens et
caucasiens : le Turc afchar et kadjiar entre Asterabad et Téhéran ; le Turc
karaguzli entre Hamadan et Kachan; le Turc azéri et le Tartare dans le pays de
l'Araxe, entre Tauris et Bakou.
Par la
langue et la civilisation, comme par la situation géographique, le Turc azeri
est à mi-chemin de l'Osmanli européanisé et du Kirghiz demeuré « nature ».
Moins pur de race que le Kirghiz ou le Kachgarien, moins métissé pourtant que
l'Osmanli de Stamboul ou de Salonique, le Turc azeri est devenu, sauf quelques
exceptions, entièrement sédentaire : il a épousé des femmes iraniennes et de
toutes les tribus, adopté le costume et le chiisme de ses sujets. Il conserve
néanmoins de sa force et de sa bravoure : il est capable encore de faire la
guerre, de fournir une armée et une hiérarchie disciplinée; c'est un homme,
comparé aux autres sédentaires de l'Iran que tant de siècles d'invasions
semblent avoir mutilés pour l'ombre du harem ou du bazar. L'aristocratie, surtout,
a gardé les qualités de la race, tout en accueillant volontiers l'éducation de
précepteurs européens, français surtout.
Il
ne subsiste ici de Turcs nomades que les tribus fréquentant soit le Kara-Dagh,
soit les deux volcans éteints, Savaland (4 800 m.) et Sehend (3 500 m.), dont
les cônes altiers se dressent sur ce plateau, comme l'Etna sur la mer de
Sicile. Ces nomades, mélangés entre eux et domestiqués par les Sefevis, ne
forment plus que des tribus arlificielles de Chah-Sevens (Amis du Roi),
des tribus « maghzen » — dirait un Marocain — qui continuent de recruter la
garde du Roi et du Veliahd.
Parmi
tous ces Turcs se sont glissés quelques milliers de Sémites venus du Tigre sous
le nom de Nestoriens, des Arméniens venus de l'Araxe, des Kurdes et des
Taliches venus du pourtour montagneux, et quelques centaines de citadins et
villageois persans.
Au
début de 1828, le Kadjiar s'en remettant à la générosité du Tsar, le traité de
Tourkmantchaï ajoutait à la Transcaucasie russe les khanats de Nakitchévan et
d'Érivan, la rive gauche de l'Araxe, et stipulait pour les bateaux de guerre
russes le monopole de la Caspienne. Le Russe, dès lors, tenait sur cette façade
de l'Iran toutes les entrées maritimes et terrestres.
Ces
désastres affaiblirent d'abord le pouvoir du Kadjiar dans les tribus et les
villes du Nord-Ouest; ils engendrèrent ensuite, à mesure que la main de la
Russie devenait plus proche, un loyalisme actif, qui, durant la seconde moitié
du xixe siècle, fil de l'Azerbaidjan le meilleur soutien de la dynastie.
Le
Kadjiar avait bâti sa Ville royale, Téhéran, débouché au des routes qui montent
de ses provinces Caspiennes sur le plateau; il installa à Tauris la Ville de
son prince-héritier, de son Veliahd, et jusqu'à nous l'Azerbaidjan a
accepté les charges et les bénéfices de ce « dauphinat ». Les charges,
militaires et financières, furent lourdes : sédentaires et nomades durent
également les supporter; le dauphin voulut avoir son armée de soldats, sa meute
de scribes et courtisans, ses arsenaux et son trésor, pour s’assurer la tiare
contre les compétiteurs qu'un changement de règne ne manque jamais de susciter
parmi les fils du Roi des Rois. Les bénéfices de toutes sortes furent réservés
à une camarilla, qui exploitait d'abord le « dauphiné », puis accompagnait à
Téhéran le Veliahd devenu Roi et prenait avec lui exploitation de l'Iran
: depuis un siècle, chaque nouveau règne a amené de Tauris une nouvelle bande
de favoris; ministres ou gouverneurs de provinces, les Turcs azéris et les
autres Mongolisés de l'Azerbaidjan ont été dans l'empire les principaux
associés du Turc-Kadjiar, lequel n'était lui-même qu'un Turc azéri, transplanté
jadis dans le pays d'Asterabad.
Par
eux, le turc azeri est devenu la seconde langue officielle de l'empire : le
persan est la langue de la bureaucratie et des affaires; le turc est la langue
du commandement, parlée ou comprise de toute l'armée et des hauts
fonctionnaires, la langue du palais et du harem royal.
Ces
Turcs et ces Kurdes du Nord-Ouest forment une aristocratie gouvernementale,
dont les fils, dès l'enfance, reçoivent les plus hauts grades de l'armée et,
dès l'adolescence, les plus hautes charges du gouvernement. Cette aristocratie
s'est toujours piquée, non de fanatisme religieux, — le bon Turc n'est presque
jamais un fanatique, et le Kurde est toujours détaché des biens de l'au-delà, —
mais de culture étrangère. Ce fut le sort de tous les Turcs à travers toute
l'histoire : tandis que l'Osmanli se mettait à l'école de l'Europe, le
Kachgarien à l'école de l'Inde ou de la Chine, l'Uzbeg à l'école de l'Iran, le
Turc azeri a un peu méprisé cette culture iranienne, dans l'admiration de
laquelle s'hypnotisaient les sédentaires de la Perse et c'est à l'Europe que,
lui aussi, il s'est adressé.
L'aristocratie
du Nord-Ouest a donc fait élever ses fils par des précepteurs occidentaux; elle
les a envoyés en Europe, dans les établissements militaires de la France, au
temps où le prestige napoléonien tournait encore tout le Levant vers le Paris
du Second Empire, puis dans les académies de Vienne et de Pétersbourg, dans les
universités allemandes ou suisses et — les plus riches — dans les collèges
anglais.
Nasr-el-Moulk,
— dont les patriotes auraient voulu faire le chef du nouveau gouvernement, —
Nasr-el-Moulk, fils et petit-fils de ministre, chambellan du Veliahd,
secrétaire du Chah, ministre lui-même à plusieurs reprises, est le type de ces
aristocrates azerbaïdjanais, bien qu'il soit né à Hamadan en 1858. Ancien élève
de Balliol-College à Oxford, il était l'espoir des villes persanes qui
attendaient de ce disciple des Anglais le vrai régime parlementaire, car il
n'est de bon Parlement qu'à Londres. Vainement elles implorèrent le retour de
ce Premier in partibus, que le Chah à deux reprises déjà avait
inutilement nommé à la présidence du Conseil : Nasr-el-Moulk resta ou retourna
à Londres, à Paris, aux eaux de Suisse et d'Allemagne ; il refusa la charge du
pouvoir; il n'en avait jamais accepté les ordinaires bénéfices, disent les
Jeunes Persans... C'est le seul de leurs hommes d'État auquel ils décernent ce
brevet d'intégrité.
Comme
le loyalisme négatif des provinces Caspiennes, le loyalisme actif des provinces
nord-occidentales a subsisté aussi longtemps que le Kadjiar s'est posé en
adversaire des Russes, en défenseur de la terre musulmane. Quand le Kadjiar
s'est fait le serviteur de Pétersbourg, l'Azerbaidjan s'est révolté. C'est qu'à
Tauris, comme à Recht, la « pénétration pacifique » non seulement froissait le
sentiment du populaire et l'orgueil des aristocrates, mais surtout ruinait les
riches gens du bazar.
Tauris,
un peu relevée, par le Kadjiar, des tremblements de terre et des invasions
osmanlie et russe qui l'avaient dépeuplée, était redevenue le principal marché
de la Perse. Le veliahd Abbas-Mirza avait organisé le trafic vers l'Occident,
vers la mer turque, sur la route turco-persane, Khoï-Erzeroum-Trébizonde, que
les caravaniers arméniens adoptèrent pour le transport des cotonnades et des
manufactures anglaises. Une autre route, plus directe, unissait aussi Tauris au
monde occidental : c'était, par Érivan, Tiflis et les ports de la mer Noire, la
route de la Transcaucasie. Jusqu'en 1878, aussi longtemps que Kars et Batoum restèrent
turques, les Russes, maîtres d'Érivan, voulurent garder les bénéfices de ce
transit qu'un petit détour par Bayazid turque leur eût enlevé. Mais à partir de
1880, tenant Batoum, ils fermèrent le passage de leur territoire à toute
marchandise européenne : la seule route de Trébizonde resta aux importateurs de
Tauris, qui distribuaient les marchandises de l'Anglais dans toute la Perse du
nord jusqu'au Khorassan, jusqu'aux bazars afghans. De Tauris à Mechehed et à
Hérat, par Téhéran, cette piste anglo-arménienne fut durant cinquante ans l'artère
commerciale de l'Iran, une sorte de Calais-Paris-Marseille, qui mettait le
Khorassan et l'Afghanistan occidental dans la clientèle directe de Tauris et de
Trébizonde.
La
pénétration russe, poussant les cotonnades et manufactures moscovites et
forçant les trois ou quatre portes du Nord, Mechehed, Recht, Astara et Tauris
elle-même, a pris par le travers cette route Tauris-Mechehed et l'a coupée en
deux ou trois tronçons : non seulement le commerce russe enlève aux gens de
Tauris leur clientèle lointaine du Khorassan ; mais dans leur bazar même et
dans les bourgs de leur Azerbaïdjan, il introduit des agents et des courtiers
de toutes les races et de toutes les religions que connaît la Transcaucasie; on
dit que Tiflis, le grand entrepôt russe, héberge les représentants de
soixante-dix langues :
Depuis quelques années, écrit en 1901 le consul-général
d'Angleterre à Tauris, nos voisins de Russie ont déployé une grande activité,
surtout en recherches de mines et projets de routes; ils ont établi ici une
succursale de la « Banque d'Escompte et de Prêts de Perse », qui est sous la
protection de l'État russe. Cette Banque est alliée à la Compagnie de
Transports Nadjena. Elle fait des avances sur marchandises de 50 p. 100 aux
clients de la Russie. Elle demande la concession de routes entre Téhéran et Tauris,
entre Tauris et Djoulfa sur l'Araxe, où viendra le chemin de fer
Batoum-Kars-Érivan2.
Le
bazar de Tauris vivait de commerce, sans doute, mais devait aux opérations de
banque quelques beaux revenus : les paysans des alentours étaient aux mains des
sarafs (manieurs d'argent, changeurs, usuriers), qui, sur la prochaine récolte,
avançaient quelques espèces moyennant l'honnête intérêt de 20 à 25 pour 100 et
les aristocrates étaient souvent les bailleurs de fonds. La Banque russe se
contente de 6 à 7 pour 100 :
1904. —
Les importations russes, qui étaient de 673 000 livres sterling en 1902-1903,
sont montées à 843 000 livres en 1903-1904. Cet accroissement, pour les trois
quarts, est dû aux cotonnades que la succursale de la Banque d'Escompte se
charge de placer, cherchant le clientèle, amenant les marchandises, réglant les
frais de douane et d'entrepôt, livrant partout, au gré du client, perdant sur
les laissés-pour-compte, rabattant sur les prix du marché. La route russe a été
commencée à Djoulfa où Ie rail arrivera l'an prochain ; les marchandises russes
atteindront en wagons directs la frontière persane; qui prendra encore la
longue et dangereuse route Tauris-Trébizonde?
1906. —
Malgré les troubles intérieurs et les effets de la guerre russo-japonaise, la
Russie garde sa situation de fournisseur pour une moitié de nos importations.
La diminution, qui avait signalé la première année de la guerre, a cessé, bien
que la Banque russe n'importe plus pour le compte des marchands et restreigne
ses affaires en toute direction. La route russe Djoulfa-Tauris est terminée;
sur roues, elle permet à deux boeufs de transporter la charge de six chameaux
pour le prix d'un seul.
La France, avec ses soieries, ses sucres et ses lainages, tenait
autrefois le troisième rang : le Lloyd autrichien, par les ports de la mer
Noire, est en train de conquérir ce marché à l'industrie allemande et
austro-hongroise3.
A
leur pénétration commerciale, les Russes voulaient ajouter une pénétration
politico-religieuse, par les soins d'une mission orthodoxe, qui, très richement
dotée, essayait de convertir les quarante ou cinquante mille Nestoriens de
l'Azerbaidjan.
Ces
Sémites chrétiens de la plaine assyrienne, fuyant l'islam et le massacre turc,
se sont réfugiés jadis dans les premières vallées des monts, puis dans les
villages et bourgs iraniens du haut, dans le pays d'Ourmiah, où toutes les
Églises occidentales, catholique, anglicane, calviniste, ont envoyé des
missionnaires pour les convertir. Ourmiah est ainsi devenue une ville de
missions, d'écoles rituelles, d'hospices entretenus par la crédule charité de
l'Europe — en chacun de leurs rapports, les consuls anglais répètent leur «
Warning to the charitable ». — Aux moyens ordinaires de leurs concurrents, il
semble que la mission russe ait ajouté une propension plus charitable encore à
distribuer de l'argent parmi tous les sujets du Chah.
Mais
ce que Pétersbourg n'avait pas prévu, bien que sa tyrannie au Caucase l'eût
préparé, c'était une pénétration révolutionnaire, qui peu à peu remplissait Tauris
de proscrits et de fédaïs, échappés de l'Arménie russe et turque.
Ces fédaïs
furent, ici comme à Recht, les prédicateurs de la haine contre le Russe, le
meilleur élément de l'armée révolutionnaire. Ils finirent par enlever le
commandement des villes aux fonctionnaires du Chah et à l'influence de
l'aristocratie. Ils avaient l'habitude de la bombe et de la bataille au couteau
: c'est grâce à eux que Tauris, durant près d'un an (août 1908-juillet 1909),
fut inutilement assiégée, à moitié prise, reperdue et reprise et toujours
perdue par l'armée royale. Il est probable que, sans eux, quelque tricherie
persane eût été essayée entre le Chah et ses sujets. Mais jamais ils ne
voulurent d'autre traité que l'acquiescement pur et simple du Kadjiar au régime
parlementaire dans la capitale et au régime des conseils électifs dans les
provinces. Ils ont fini par l'emporter ; c'est leur résistance entêtée qui a
donné aux Rechtis et aux Farsis l'audace, puis le temps de marcher sur la
capitale :
Décembre 1906. —
Le Chah Mozaffer-ed-Dine étant à toute extrémité, le Veliahd Mohamed-Ali
quitte Tauris pour Téhéran.
Janvier 1907. —
Le Chah mourant et le Veliahd ratifient la Constitution. La Russie et
l'Angleterre reconnaissent le Veliahd comme héritier de la couronne, bien qu'il
soit le fils cadet du Chah et que Zill-es Sultan soit l'aîné; mais
Zill-es-Sultan est le fils d'une concubine. Le Medjliss (Assemblée
nationale) se réunit. L'attitude du Veliahd semble conciliante : il est
sûrement hostile au régime de liberté et soumis à l'influence russe; mais il
paraît convaincu de l'inutilité présente de toute opposition aux volontés
populaires. Le Chah meurt : Mohamed-Ali est proclamé Roi.
Les Ottomans, qui, depuis le mois de mars 1906, ont pénétré dans
les districts contestés de l'Azerbaidjan méridional, consentent à un arbitrage.
Il semble que l'influence de l'Allemagne, prépondérante auprès d'Abd-ul-Hamid,
veuille pénétrer en Perse pour tenir en échec l'entente anglo-russe qui, depuis
six mois déjà, se négocie.
Les Kurdes sont en guerre avec les gens d'Ourmiah et avec les
gouverneurs royaux. Les douze députés de Tauris sont partis pour Téhéran. Des
milliers d'habitants les ont accompagnés hors de la ville, jusqu'au pont où une
dernière cérémonie assez impressionnante a eu lieu : on montra à la foule le
Coran sur lequel en septembre dernier les principaux habitants avaient juré de
défendre la cause populaire.
La Compagnie russe de la Route éprouve de grandes difficultés à
lever ses taxes : les villageois ne veulent rien payer et chassent les soldats
du gouverneur.
Février 1907. —
Bombardement du village kurde de Bend par les troupes gouvernementales.
Dissensions dans l’andjouman (conseil local) de Tauris: le clergé et les
propriétaires sont hostiles aux réformateurs. Les sarafs décident la
grève contre les billets de banque russes.
Mars-avril 1907. —
Mohamed-Ali fait revenir d'Europe et prend pour conseiller l'ancien grand-vizir
réactionnaire de son père, Amin-es-Saltaneh, « l'Atabeg ». Le bazar de Tauris
menace de se mettre en grève. Le gouverneur royal quitte la ville, puis y
revient. On annonce l'approche de nombreux irréguliers, qui semblent envoyés
par le Chah.
Mai-juin 1907. —
Les bazars de Tauris ont été fermés deux semaines. La ville est en état de
siège. L'andjouman (conseil local) a organisé des troupes qui circulent
dans la ville. Coups de main et tentatives d'assassinats par les
réactionnaires. Émeutes du peuple qui réclame du blé et veut se réfugier en
masse au consulat anglais. L'andjouman qui siège en permanence au
télégraphe, exige du Chah une nouvelle adhésion à la Charte et conseille aux
autres villes de réclamer la même déclaration royale.
Juillet-août 1907. —
Troubles électoraux à Zendjan et Ardebil : cent morts; pillage de l'agence
consulaire de Russie. A Astara, incendie des pêcheries russes. Menaces
d'intervention russe. L'Atabeg est assassiné à Téhéran.
Septembre-octobre 1907. — La nouvelle de l'accord anglo-russe abat les révolutionnaires.
Un nouveau gouverneur, le prince Ferman-Ferma, s'entend avec l'andjouman
et leurs efforts rendent à la ville un peu de tranquillité.
Novembre-décembre 1907. — Les empiétements des Ottomans continuent dans la zone contestée
: les patriotes se demandent si cette intervention étrangère n'a pas été
sollicitée d'Abd-ul-Hamid par Mohamed-Ali pour détourner l'attention du peuple
persan. Les fédaïs rançonnent les riches marchands du bazar et
maltraitent les professeurs de l'école russe. Le consul général de Russie
demande à son gouvernement que sa garde de Cosaques soit augmentée.
Janvier-mai 1908. —
Annonce d'une tentative de coup d' à Téhéran ; — Annonce d'une tentative de
coup d'État à Téhéran ; rixes populaires qui semblent organisées par le Chah à
Tauris. L'andjouman assure la police des rues et de la banlieue. Mais
les Chah-Sevens et les Kurdes ent les villages, coupent le télégraphe.
Collision entre les troupes russes et les nomades de la frontière. Ultimatum russe
au gouverneur de Tauris.
Juin-juillet 1908. —
Coup d'État de Mohamed-Ali; dissolution du Medjliss. Guerre civile à
Tauris entre réactionnaires et patriotes : drapeau rouge au bazar ; pillages.
Deux bas officiers, Satar-Khan et Baghir Khan, organisent l'armée patriote avec
le concours des fédaïs. Le chef des irréguliers du Chah, Rahim-Khan,
bombarde les quartiers révoltés. Victoire royale ; arbitrage du consul de
Russie. Le commerce russe se plaint de
pertes énormes. La résistance et les espoirs des patriotes se réveillent à
l'annonce de la révolution jeune-turque.
Août-septernbre 1908. — Un quartier de Tauris reste toujours aux mains des
révolutionnaires : bataille de rues; incendies au bazar; négociations entre les
partis. Les autorités anglo-russes obtiennent du Chah la promesse d'une
nouvelle Assemblée. Imbroglio de rencontres et de querelles homériques;
échanges de provocations et d'injures autant que de coups. Une armée royale de
1200 hommes survient et, par l'intermédiaire du consul britannique, le général
Ain-ed-Daouleh négocie avec les révolutionnaires, puis met en batterie ses
douze canons devant ses 1 200 hommes; les révolutionnaires, qui ont 5 000
hommes, n'ont que cinq bouches à feu démodées. Bombardement. Assaut.
Négociations nouvelles. Interventions inutiles des consuls.
Octobre-décembre 1908. — Des troupes russes sont concentrées sur la frontière et
occupent la route russe Djoulfa-Tauris, avec le consentement de l'Angleterre.
Continuation de la guerre des rues; les quartiers étant pillés et incendiés
tour à tour par les soldats du Chah et les fédaïs de Satar-Khan.
Échecs des troupes royales qui doivent évacuer la ville. On reprend
les négociations : les patriotes se soumettront, disent-ils, dès qu'un nouveau Medjliss
sera convoqué. Blocus de Tauris par les troupes royales, disette, émeutes,
pillages. L'andjouman gouverne la province et prononce la déchéance de
Mohamed-Ali. Débandade des troupes royales; défection des généraux. Les
irréguliers se jettent sur les villages et massacrent.
Janvier-mars 1909. —
Continuation de l'anarchie dans la province et du gouvernement révolutionnaire
dans la ville. Escarmouches et négociations entre patriotes et royaux. On dit
l'armée de Satar-Khan forte de 20 000 hommes. Le blocus affame le bazar. Mais
les nouvelles de Recht et d'Ispahan soutiennent les espoirs populaires. L'hiver
rigoureux arrête un peu la bataille. Au printemps, arrivée de Cosaques royaux
avec une artillerie moderne. Reprise du bombardement. Victorieuse résistance de
Satar-Khan. Débandade des royaux.
Avril-juillet 1909. —
L'homérique siège de Tauris se poursuit avec les mêmes alternatives de fuites
et d'avancées, de négociations et de bombardements. Des Arméniens, un Américain
et un Écossais viennent renforcer l'armée patriote. Intervention de la flotte
anglaise dans les ports du Golfe; entrée des Cosaques russes à Tauris, des
Ottomans à Saoudj-Boulak. Satar-Khan et ses amis se réfugient au consulat turc.
Les gens de Recht et d'Ispahan marchent sur Téhéran et détrônent Mohamed-Ali.
1 Voir la scientifique description de M. de Morgan dans le tome
premier de sa Mission, et les cinq premiers chapitres de la Perse d’Aujourd’hui,
de M. E. Aubin.
2 Diplomatic and Consular Reports, n° 2 685.
3 Diplomatic and Consular Reports, n° 3 308, 3 736 et 4 184.
Victor Bérard,
Révolutions de la Perse. Les provinces, les peuples et le gouvernement du Roi
des Rois — Paris: Librairie Armand Colin, 1910, pp. 154—183.
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